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Écrire à partir de deux événements

Consigne : écrire à partir de deux événements, l'un personnel, l'autre une actualité.


La Tristeuse


12 janvier 2016. Vers 8h, la radio me surprend dans ma nébuleuse matinale, comme d’habitude. 8h et 46 secondes, la voix du journaliste, avec un rien d’émotion mais sans flancher : David Robert Jones est mort. 8h et 52 secondes, texto de mon ami Etienne : On a apparemment perdu David Bowie. À cet instant, une évidence qui claque : je vais quitter M. Il m’avait embrassée pour la première fois sur China Girl.

8h et 57 secondes, Modern Love - clandestin, notre love à nous. Et cette nuit-là, il avait dit : On triche, et j’avais répondu : Toi, peut-être. 3 minutes et 58 secondes de M. et l’odeur de sa peau à savon de Marseille. Modern love, volage et souvent en état d’ivresse. Il m’appelait Madame et je le reprenais toujours : Mademoiselle, s’il vous plaît. Il m’appelait aussi la Tristeuse et là, il n’y avait rien à dire. Il venait à l’improviste, toujours avec une bouteille. Il faut que tu goûtes ça.

- Sommes-nous un acte manqué ? 

- Oui, la Tristeuse, nous sommes un peu un acte manqué.

Après 3 minutes et 58 secondes passées avec lui, je m’étire doucement. Sous l’eau, Bowie et M. entre parenthèses.

8h48 et 17 secondes, en plein rouge à lèvres, message de M. : I’m a mess without you my little China girl. Je peux passer ce soir ?

Je souris. Son art de l’apparition. Je me souviens soudain de la rupture fulgurante de 8h et 52 secondes. Je souris moins mais je résiste à la Tristeuse – la perte de Bowie sera mon seul chagrin du jour. Je dévale les escaliers sur le shhhh… de sa China Girl – ce susurrement-là, quand M. m’a embrassée la première fois. Le RER de 9h12 attrapé de justesse.

Au boulot, rituel café – deux clopes. Je croise Etienne : On l’a vraiment perdu. Quelqu’un s’immisce : Qui est mort ? Et Etienne répond : Un ami à nous. Le garçon, 20 ans à peine, blêmit. Il rencontrera l’ami en question post-mortem mais avec émotion - je sais que ma pensée a exactement traversé Etienne. Un peu avant 10h, je sombre dans mon Space Oddity – mon étrangeté spatiale, où comme pour Bowie, la tour de contrôle a perdu ma trace.

15h37, Etienne m’écrit : Tu crois que c’est comment, la vie sur Mars ? Tant de soirées passées à chercher le sens de Life on Mars, ce morceau insaisissable qui berce mes insomnies. Je croise le garçon de ce matin, son regard m’esquive - il n’a pas dû aimer la boutade. Je repars dans l’espace et je m’y perds. 17h48, dernière pause, 2 clopes. Time takes a cigarette, puts it in your mouth… Entre chien et loup, je bascule dans un sommeil irrésistible. Mon indolence, toujours.

Vers 22h47, je fais semblant de me souvenir du message de M. : Viens quand tu peux mais vite. Rockn’roll suicide. Je flanche, je sais, tant pis. J’arrive, Mademoiselle, ne t’endors pas. 

Et il apparaît, en ciré jaune et un Susucaru à la main, le vin que je préfère. Il m’embrasse. Nous glissons dans une autre étrangeté spatio-temporelle.

2h et des poussières.

-       C’est la dernière fois, la Tristeuse ?

-       Oui, je crois.

Mon chagrin, le jour après la mort de David Robert Jones. Always crashing in the same car.