La colère est un sentiment où l’on doit faire face à l’impuissance. Quand on pense à la colère les mots : violence, cri, négativité, nous viennent à l'esprit. Le dictionnaire Larousse justement appui ce propos dans sa définition de cette émotion si mal comprise :
n.f. État affectif violent et passager, résultant du sentiment d'une agression, d'un désagrément, traduisant un vif mécontentement et accompagné de réactions brutales.
La colère dérange. Pourtant c’est l’émotion qui insuffle le point de départ d’écriture de nombreux écrivains. Pensez à Zola et son célèbre J’accuse dénonçant l’affaire Dreyfus, ou bien Victor Hugo qui avec Les Misérables dénonce le pouvoir en place. Les écrivains viennent s’emparer des mots pour exprimer leur colère et dénoncer les violences en place.
Il y a la colère du quotidien (celles et ceux ne s’étant jamais mis en colère à l’heure de pointe du métro ou sur la route nous jettent la pierre), mais aussi celle plus profonde qui fait ressortir nos traumatismes collectifs et personnels. La colère doit s’exprimer et puisque nous sommes une école d’écriture nous l’aborderons sous le prisme de l’écriture et la littérature.
Écrire la colère peut prendre plusieurs formes littéraires : discours, pamphlet, slogan, mais aussi essai, poésie, et roman.
Pour exprimer sa révolte, dire sa rage et faire entendre son désarroi, encore faut-il adopter la bonne stratégie d’écriture. Qu’elle soit liée à notre histoire personnelle ou aux injustices du monde, la colère peut devenir un puissant vecteur d’émancipation, le terreau de luttes collectives et politiques et l’accès à l’expression d’une vérité intime, parfois douloureuse.
La colère impose un rapport de force avec soi-même et avec le monde. Elle peut mettre en accusation ou proposer une issue heureuse.
Pour partir à la rencontre de la colère sans se laisser dominer par elle, voici une sélection d’écrivains en colère. Car oui, la colère fait écrire. Puisons dans la puissance d’écrits d’époques, de genres et de styles divers, afin d’aborder ensemble l’écriture de toutes les colères.
Le rire des déesses, de Ananda Devi, Grasset, 2021
« Ce pays a trop de tout: d'hommes, de femmes, d'enfants, de pauvres, de faibles, d'animaux, d'insectes, de tristesses, de mémoires, d'histoires, d'illusions. Long fleuve de corps abandonnés, rendus inutiles par cet inconcevable excès: tout y existe et tout y est détruit. Tout y est donc dispensable. Les douleurs ont les mains fermées sur les chevilles et tirent, tirent encore, sachant qu'un jour elles lâcheront prise. »
« Shivnath sait qu’il doit avancer masqué. L’époque est moins tolérante que jadis. Avant, une fillette de prostituée de dix ans sous la protection d’un swami, cela n’aurait pas fait scandale. Maintenant, c’est différent. Il doit évaluer la crédulité des croyants et se tenir au courant des informations qu’ils reçoivent sur leurs téléphones depuis les quatre coins du monde. Il suffirait qu’une foutue féministe ait vent de lui pour que les médias se précipitent. Il le sait, chacun est désormais soumis au jugement international, qui n’a rien à voir avec le jugement de son peuple, qui se fout royalement des enfants des prostituées. Le politiquement correct règne, et il faut montrer du respect aux femmes, aux enfants, aux pauvres, aux intouchables etc. Même un Premier ministre doit faire semblant de se plier au jugement international, pense Shivnath, mais en réalité il continue de faire ce qu’il veut. Tant que tout cela reste entre nous, pas de problème. On peut violer les femmes et massacrer les musulmans à condition de ne pas se faire prendre. Ces foutus médias nous exposent sans cesse au regard des Occidentaux, qui, du moins en apparence, disent respecter les femmes et s’opposer à toute forme d’injustice sociale ! »
Rivage de la colère, de Caroline Laurent, Les escales, 2021
« J’accuse le gouvernement anglais de nous avoir monnayés et sacrifiés sur l’autel de la guerre froide.
J’accuse le Premier ministre Harold Wilson de nous avoir rayés de la carte de notre propre pays.
J’accuse les dirigeants mauriciens de l’époque d’avoir trahi l’indépendance.
J’accuse les élites coloniales de nous avoir laissés dans l’ignorance – pas d’école, pas de livres, pas de révolte.
J’accuse l’armée américaine d’avoir fait de notre île une citadelle d’acier.
J’accuse le silence qui entoure depuis trop longtemps notre drame.
Il est temps de faire tomber les masques. »
« Le courage est l'arme de ceux qui n'ont plus le choix. »
« Le moment était venu de se battre, défier l’ennemi, avancer le visage nu. On les avait trop longtemps écrasés. Le règne de la souffrance docile était terminé. »
« La justice est la méchante sœur de l’espoir. Elle vous fait croire qu’elle vous sauvera, mais de quoi vous sauvera-t-elle puisqu’elle vient toujours après le malheur. »
« Je dirais aux juges d’où je viens.
Je leur parlerai d’un pays qui laissait vivre ses enfants, qui ne les affamait pas, qui respectait leur mémoire. Mon pays volé.
Je leur ferai entendre la fêlure dans la voix de ma mère.
Je leur dirai pourquoi ma vie n’est pas de vivre, mais seulement de me battre. Pas une vie gâchée, non. Une vie donnée, dédiée.
Je lutte depuis le premier jour. C’est inscrit en moi. »
« J'ai hurlé. Ce n'était pas un cri de joie, ni de soulagement, ni de victoire, ni de chagrin, ni de fierté, c'était tout ça à la fois, mêlé, fondu, un sentiment nouveau pour lequel le dictionnaire n'avait pas encore de mot. »
Cher connard, de Virginie Despentes, Grasset, 2022
« Chères sœurs, encore un effort, nous sommes déjà presque aussi connes que des mecs. Le pouvoir en moins. Nous singeons les mêmes assemblées débiles. Les mêmes indignations feintes. La même rage carcérale le même amour de l'autorité. La même passion pour papa nous écoutant et rendant sa justice. Appelons-le maman si vous voulez, et nous serons quittes. »
« J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve, je t’écris. Je suis sûre que tu as des enfants. Un mec comme toi ça se reproduit, imagine que la lignée s’arrête. Les gens, j’ai remarqué, plus vous êtes cons et sinistrement inutiles plus vous vous sentez obligés de continuer la lignée. Donc j’espère que tes enfants crèveront écrasés sous un camion et que tu les regarderas agoniser sans rien pouvoir faire et que leurs yeux gicleront de leurs orbites et que leurs cris de douleur te hanteront chaque soir. Ça, c’est tout le bien que je te souhaite. Et laisse Biggie tranquille, bouffon.»
« C'est ça la honte, c'est répondre aimablement à quelqu'un qui mérite une claque dans sa gueule. »
"Phèdre ou le désespoir", Feux, de Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1993
« Elle dit vrai : elle a subi les pires outrages ; son imposture est une traduction. Elle prend du poison, puisqu’elle est mithridatisée contre elle-même ; la disparition d’Hippolyte fait le vide autour d’elle ; aspirée par ce vide, elle s’engouffre dans la mort. Elle se confesse avant de mourir, pour avoir une dernière fois le plaisir de parler de son crime. Sans changer de lieu, elle rejoint le palais familial où la faute est une innocence. Poussée par la cohue de ses ancêtres, elle glisse le long de ces corridors de métro, pleins d’une odeur de bête, où les rames fendent l’eau du Styx, où les rails luisants ne proposent que le suicide ou le départ. »
Pensez à la dernière fois que vous vous êtes mis en colère. Ou si vous avez un moment précis qui vous vient à l’esprit, c’est que c’est le bon sujet pour vous sur lequel écrire.
Écrivez à la personne qui vous a mise en colère.
Vous pouvez écrire une liste, une lettre, un discours... Inspirez-vous des extraits des écrivains passés par-là avant vous. Et lancez-vous.
• Un atelier d’écriture pour écrire la colère et la révolte avec Frédéric Ciriez et Maud Fassnacht - à partir du 22 novembre
• Replay de la conférence Philomonaco sur la colère avec Sophie Galabru, Gisèle Sapiro et Michel Herman