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Assez Parlé, épisode 20 avec Agnès Martin-Lugand

Assez parlé, le podcast qui donne envie d'écrire de l'école Les Mots

 

Épisode 20 - Découvrir ses personnages en les écrivant avec Agnès Martin-Lugand


Description

Comment fait-elle ? C’est la question qui revient le plus souvent dans les articles de presse concernant Agnès Martin-Lugand. A-t-elle une recette d’écriture qui assure le succès ? Romancière préférée des Français depuis bientôt dix ans, Agnès Martin-Lugand n’a qu’une réponse à cette question : elle ne veut rien savoir aux mystères de la fiction. Elle écrit les yeux fermés, en ne sachant rien de ce que lui réservent ses personnages dont elle découvre toute l’histoire en l’écrivant. 

 

Dans cet épisode, Agnès Martin-Lugand revient en détails sur l’écriture de “La Datcha” (Michel Lafon), son neuvième roman écrit pendant le confinement et paru en mars 2021. Écrivaine aussi imprévisible que disciplinée, elle raconte le rythme de ses journées d’écriture entre le mois de septembre de chaque année et les vacances d’été. Elle explique de quelle façon ses personnages s’installent progressivement dans son esprit, dans sa vie jusqu’à se déployer et exister presque réellement comme des membres de la famille à part entière dont elle discute avec son mari ! Ancienne psychologue clinicienne, elle nous raconte aussi la façon très singulière (et psychanalytique) dont elle fait advenir la parole de ses personnages, parfois en les questionnant, en les bousculant et parfois en cherchant simplement la musique qui leur correspond. 

 

En avril 2021, Agnès Martin-Lugand avait animé à l’école Les Mots une masterclasse sur le thème “Ecrire en musique” avec la journaliste et écrivaine Adeline Fleury. Elle avait évoqué la place de la musique dans sa quête d’inspiration mais était aussi revenue sur sa propre expérience des ateliers d’écriture au moment de se lancer dans son premier manuscrit. Pour apprendre avec elle et d’autres écrivain.e.s à se lancer, à écouter et à faire advenir l’imprévisible fiction, écoutez les précieux conseils d’Agnès Martin-Lugand dans ce podcast et surveillez les masterclasse de l’école Les Mots. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises !

 

Extrait lu dans l’épisode :

"La Datcha" d’Agnès Martin-Lugand (Michel Lafon) Page 33

 

Crédits pour l’épisode 20 :

Création et réalisation : Lauren Malka. 

Musique : “Machine à écrire” Paroles : Louise Pressager / Musique Ferdinand 

Identité graphique : Nina Jovanovic. 

Direction générale : Élise Nebout. 


Transcription textuelle de l'épisode 20 du podcast Assez Parlé pour le rendre accessible aux personnes sourdes ou malentendantes.


Lauren Malka (L.M.):

Vous écoutez Assez Parlé, le podcast de l'école Les Mots qui laisse les écrivains parler et qui donne envie d'écrire. Les Mots, c'est une école d'écriture qui a été fondée en 2017 par Élise Nebout et Alexandre Lacroix sur une idée simple mais innovante, écrire s'apprend. Des écrivains majeurs de la scène littéraire actuelle accompagnent tous ceux qui veulent un cadre pour travailler leur plume et aboutir leurs manuscrits. Aujourd'hui, je rencontre Agnès Martin-Lugand, quelques mois seulement après la parution de son neuvième roman La Datcha, aux éditions Michel Lafon. Agnès Martin-Lugand est une sorte de loup blanc de l'édition, un phénomène sur lequel nous, journalistes radoteurs, ne cessons de revenir chaque année, racontant inlassablement la très belle success story de son premier roman. En deux mots, car cet épisode ne parlera pas de cela. En 2010, Agnès Martin-Lugand est psychologue clinicienne et décide de publier son tout premier manuscrit sur une plateforme d’auto-édition. En quelques semaines, le nombre de téléchargements explose, au point que plusieurs éditeurs en sont informés et souhaitent découvrir ce best-seller d'un nouveau genre. Trois ans plus tard, c'est ce même livre « Les gens heureux lisent et boivent du café », édité par Michel Lafon, qui se retrouve entre les mains de centaines de milliers de lecteurs, d'abord en France, puis à l'étranger, dans plus de 30 pays.


Un succès détonnant et durable. Aujourd'hui, plus de dix ans plus tard, Agnès Martin-Lugand n'a jamais déçu ses lecteurs et lectrices. Voici donc la belle histoire du changement de vie d'une jeune femme, devenue presque du jour au lendemain et pour de nombreuses années, la romancière préférée des Français. En lisant son dernier livre, La Datcha, je me suis demandé ce que valait cette fameuse question que l'on pose si souvent dans les articles la concernant. Comment fait-elle ? A-t-elle une recette pour le succès ? Au fil de ma lecture, j'ai eu l'intuition qu'Agnès Martin-Lugand avançait les yeux fermés, découvrait son histoire tout en nous la racontant, comme une lectrice de son propre livre qui ne voudrait surtout pas connaître la suite, et surtout comme si elle vivait elle-même entre les pages de son roman.


Quelques mots pour me présenter. Je m'appelle Lauren Malka, je suis journaliste, autrice indépendante et passionnée par les questions que l'on ne pose pas assez aux écrivains, à savoir comment écrivent-ils ? Comment font-ils connaissance avec leurs personnages ? Comment gardent-ils confiance en leur histoire, même lorsqu'ils n'en connaissent pas la fin ? Dans quel recoin de leur esprit doivent ils se percher pour habiter leur fiction tout en nous la racontant ?


En arrivant à l'hôtel où je dois retrouver Agnès, je comprends que c'est un jour très spécial pour elle. Nous sommes en juin 2021. Agnès vient de dire adieu aux personnages de son précédent roman, ouvre doucement la porte de son imagination pour accueillir de nouveaux résidents. Et elle s'apprête ce soir à retrouver en vrai ses lecteurs et lectrices dans le cadre d'un salon, pour la première fois depuis très longtemps.

Assez parlé, écoutons cette romancière que l'on dit indétrônable, alors qu'elle-même ne veut rien savoir de ce qui l'attend, se laisse entièrement guider par les mystères de la fiction et reste, tout comme dans ce café d'hôtel où je suis avec elle, en perpétuelle transition. 


Agnès Martin-Lugand (A.M-L.):

Je suis fébrile, je suis impatiente, je suis excitée à l'idée de revoir mes lectrices et mes lecteurs, de me retrouver dans cette ambiance-là, de pouvoir signer « La Datcha » ce soir, parce que même s'il y a eu des rencontres virtuelles, des échanges de messages, ça n'a pas la même valeur. Moi, je crois profondément à la rencontre humaine. Et je trouve que pour celui-là, j'imaginais des retrouvailles, quelque chose de très festif, des câlins, des fêtes... J'imaginais tout ça quand j'écrivais « La Datcha ». Je vivais ça dans le roman, mais je le projetais aussi autour de la sortie du roman.

 

(L.M.)

« La Datcha », on va en parler, mais avant cela, j'aimerais rester un peu ici et maintenant avec Agnès, car d'après ce qu'elle m'a dit, il lui est arrivé une chose étonnante dans le train qu'il a amenée jusqu'à nous. Alors qu'elle se préparait tranquillement à dédicacer son roman, de curieux personnages ont semble-t-il fait irruption.

 

(A.M-L.)

J'ai sorti mon carnet dans le train parce qu'il y a des choses qui commencent à se passer dans ma tête. Il y a des personnages qui ont ouvert des portes et qui commencent à avoir beaucoup de choses à me dire. Donc, aujourd'hui, je peux dire que je commence à être habitée par une nouvelle histoire et par de nouveaux personnages. J'y ai consacré mes trois heures de train à me laisser porter par la musique que j'écoutais, et à un moment à me dire « Je sors mon carnet, il faut que j'écrive ». Je ne peux pas dire que j'écris. Dans ces moments-là, je prends des notes, mais c'est ma manière de faire connaissance avec mes personnages et qu'ils fassent connaissance aussi avec moi. On est en train de se jauger. Je commence à entretenir des vagues conversations avec eux où oui, dans le train, j'avais envie de dire à un tel ou à une telle « non mais tu es sûre que... ». J'ai passé mes trois heures de train dans cette bulle avec ma musique, mon carnet.

Et puis, de temps en temps, je m'en extrais parce que je me dis, prends un peu de recul. Je fais une réussite, mais c'est plus fort que moi. J'y retourne.

 

(L.M.)

Et les personnages avec lesquels vous vous êtes jaugée ce matin ? Est-ce que c'est la première fois qu'ils vous rendent visite ?

 

(A.M-L.)

Là, ça fait quelques semaines qu'ils me rendent visite. Je pense que je les tiens. Je pense qu'on se tient. Quand je me sens comme ça, je me dis « C'est bien parti. J'ai envie de creuser. J'ai envie d'aller plus loin avec eux. Même si je veux qu'ils gardent leur part de mystère encore.

 

(L.M.)

Le mystère, c'est un bon ami d'Agnès Martin-Lugand. Il ne lui fait pas peur. Mais à côté de cela, ses lecteurs savent aussi qu'elle est une écrivaine ponctuelle, réglée comme une horloge.

La question que je me pose, c'est que se passe-t-il si, un été, à ce moment précis de l'année, elle manque d'inspiration ? Va-t-elle chercher elle-même ses personnages de force ou les attend-t-elle avec confiance, patiemment ?

 

(A.M-L.)

Je les espère tous les ans, mes nouveaux personnages.

 

(L.M.)

À peu près dans cette période de l'année ?

 

(A.M-L.)

Oui, en gros, c'est à dire qu'une fois que mon roman est sorti, finalement, c'est à peu près tous les ans, je reviens à cette question « avec qui j'ai envie de passer du temps dans ma tête ? » et j'ai de la chance, pourvu que ça dure, je n'ai pas de bois, donc je touche ma tête, ma peau de singe, tout ce que vous voulez. Jusque-là, toutes ces dernières années, quand je commence à me poser cette question, très rapidement, il y en a qui arrivent. Ils arrivent, ils s'imposent, ils ont une partie de leur valise, ils en gardent quelques-unes sous le coude. Et là, je commence à m'interroger. Je me dis « Tiens, toi, j'ai peut-être envie de traverser telle ou telle chose avec toi et peut être que toi, tu peux aussi m'apporter quelque chose. » J'en ai pris conscience ces dernières années. Chacun de mes personnages, je dirais chacune de mes personnages, puisque je ne fais que des portraits de femmes ou presque, elles m'ont permis aussi d'avancer dans ma réflexion personnelle. Là, je suis curieuse de savoir ce que X va m'amener, jusqu'où elle va m'amener, jusqu'à quel point elle va aller aussi me charcuter quelque part. Et en même temps, oui, je répète, je veux qu'elle garde ou qu'ils gardent tous (parce qu'il n'y a pas que le personnage principal qui vient me chercher quelque part) qu’ils gardent encore leur part de mystère, parce qu’avec les années, j'ai appris et j'aime être saisie et être surprise par mes personnages, en fait. Particulièrement les trois derniers où à chaque fois que j'ai commencé à écrire, je ne connaissais pas la fin, ce qui n'était pas du tout dans mes habitudes jusque-là. Et ils m'ont tous cueillie à l'endroit où je ne m'y attendais pas du tout. Donc je suis en quête aujourd'hui de ça aussi et de leur laisser leur vie propre.

 

(L.M.)

C'est effrayant, non ? De commencer sans savoir ...

 

(A.M-L.)

La première fois que ça m'est arrivé, c'était pour « Une évidence ». C'était un vertige. Je me suis dit « Mais t'es complètement folle ». J'avais les bases du roman, mais sans avoir aucune idée de comment ça se terminerait. Mais il fallait que j'écrive, en fait. Donc je me suis dit « Vas-y, tu ne peux pas rester comme ça ». Je n’allais pas passer trois mois à attendre que la fin se dessine. Et je dois reconnaître que déjà, dans mes romans précédents, j'avais quand même appris à laisser à mes personnages leur vie propre, laisser surprendre. Et je trouve que quand on est en pleine écriture et qu'à un moment, il y a un personnage particulier, il y a vraiment des personnages secondaires qui ont une réaction qui n’était absolument pas attendue. Je veux dire que pour moi, c'est de l'ordre de la jouissance aujourd'hui. Quand je me dis « Mais machin, il vient de me faire ça, mais ce n’est pas possible. Mais moi, je n’avais pas vu. » Et en fait, c'est génial de pas voir ce qu'ils me préparent. Donc je me suis dit « Vas-y, lance-toi ».

Ce n’était pas sans terreur à l'idée de rester bloquée à un moment ou à un autre. Et en gros, il a fallu attendre pour « Une évidence » d’arriver aux 80 dernières pages. Et c'était une évidence, d'où le titre du roman aussi derrière. Et après, ça a coulé. Moi, cette scène-là, je pense que je m'en souviendrai toute ma vie, l'écriture de ce moment-là, parce que je suis ressortie de mon bureau. J'étais effondrée, en larmes. Mon mari s'est demandé ce qui m'arrivait. J'ai compris à ce moment-là que ce n’était pas grave, en fait, si je n’avais pas la fin. Et ça s'est reproduit pour "Une résilience". Et du coup, la Datcha, pareil. Donc aujourd'hui, dans ce qui est en train de se passer dans ma tête, je ne m'inquiète pas de ne pas connaître la fin, de laisser la possibilité aux personnages de me dire ce qu'ils ont à me dire avant même qu'on rentre dans l'écriture. Tous ensemble.

 

(L.M.)

Vous avez votre carnet rouge là, à côté de vous. Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur ce carnet ?

 

(A.M-L.)

Celui-là, je le traîne encore. Il faut savoir que c'est le carnet qui a été utilisé pour la Datcha, mais il me restait encore des pages libres et j'en ai un autre, un cahier absolument merveilleux que mon éditrice m'a offert il y a un mois et demi. Il est beau, c'est du beau papier, mais il prend beaucoup de place, donc je l'utilise dans mon bureau quand je suis installée très confortablement chez moi. Du coup, je continue à écrire sur ce carnet que j'ai mis sur la table, où j'ai pris des notes pour la Datcha et tout ce qui s'est passé dans ma tête ce matin, je l'ai écrit aussi dessus. Alors après, je le reporterai sur mon très beau cahier !

 

(L.M.)

Et donc, le moment où vous passez à l'ordinateur, c'est à quel moment ?

 

(A.M-L.)

J'ai l'habitude de retenir, je travaille ma frustration. Et puis, parce que dans mes temps d'écriture aussi, mon temps de pause, c'est l'été. Je n'écris pas quand je suis en vacances l'été. Je ne m'empêche pas de penser. Donc il y a toujours un moment, je dis « Tiens, comme c'est bizarre, tu reviens, tu viens me faire signe. » Et c'est finalement à la rentrée (je fais ma rentrée comme mes enfants) où là, c'est parti. Il y a quelque chose où je lâche la frustration, je lâche les chevaux. C'est à dire que j'ai tellement retenu à l'intérieur de moi qu'il y a un moment, j'appuie sur le bouton, c'est parti. Ça ne part pas toujours au quart de tour. Mais c'est pareil, avec le temps, j'ai appris qu'il n'y a jamais de temps perdu. Même ces moments de doute et ces moments où je n'arrive pas à écrire, je peux passer des journées entières accrochées à mon bureau, les mains sur le clavier, les yeux rivés sur l'écran et il ne se passe rien. Je pense que je pourrais tout casser chez moi, mais en fait, ce n'est pas du temps perdu, il se passe fatalement quelque chose.

 

(L.M.)

Et du coup, vous avez une discipline pour encadrer ça ?

 

(A.M-L.)

Parfois, mon mari me dit « Mais va prendre l'air, va prendre l'air, ça va te faire du bien. Tu vas voir. ». En fait, je ne peux pas. Il y a une forme de culpabilité à m'éloigner. Quand je rentre en écriture, je m'enferme dans mon bureau, mais vraiment, je m'enferme. Une fois que tout le monde est parti le matin, je ferme la porte de mon bureau, j'ai ma tasse de café, je ne sors que pour la remplir, mes cigarettes, ma musique et je reste rivée à mon ordinateur, à mon bureau. Et finalement, je vais tenir ce rythme-là pendant plusieurs mois de la grande rentrée de septembre jusqu'à fin novembre, mi-décembre. Et je ne supporte pas que mon rythme soit brisé. J'ai besoin d'être dans une bulle totale, une fusion totale avec mon roman. Donc quand je suis à la maison avec ma petite famille, mon mari, mes fils, ça va. Il n'y a rien qui se brise totalement parce que je parle en plus beaucoup à mon mari de mon roman, c'est mon premier lecteur et que du coup, il doit supporter les questions et les réponses. J'ai besoin de déverser ce qui s'est passé dans l'écriture ou mes doutes ou mes interrogations.


En même temps, c'est l'être sur terre qui n'a absolument pas peur de me dire ce qu'il pense, donc il prend le risque que je fasse ma diva outragée. « Mais tu n'as rien compris ! En fait, tu ne les connais pas du tout. Moi, je les connais. » Mais je sais qu’il me connaît tellement par cœur et en même temps, il connaît les personnages parce que comme je lui en parle énormément, le merveilleux avantage qu'il a, c'est qu'il a du recul par rapport à moi. Donc parfois, il n'est pas du tout étonné des surprises que peuvent me faire mes personnages. Donc il rigole quand je lui dis « Mais tu te rends compte ? Machin m'a fait ça ? » « Oui, d'accord, oui. Moi, je m'y attendais à ce que machin fasse ça. Mais toi, de toute façon, tu es tellement dans le regard d'untel que tu ne vois rien. » Donc, en fait, mes personnages vivent avec nous. On en parle, mais même de mes anciens personnages. Par rapport à mon premier et mon troisième roman, « Les gens heureux lisent et boivent du café » et « La vie est facile, ne t'inquiète pas » qui se passent en Irlande. On est retournés en Irlande après l'écriture de ces romans-là, tous les deux, en amoureux et on est retournés à Mulranny qui est le village où se passe les trois quarts de ces deux romans. Et tout comme moi, il était convaincu qu'il tomberait sur Diane et Édouard. Donc, mes personnages font partie de ma vie quotidienne. Et puis, ça l'intéresse, ça le passionne de la même manière.

 

(L.M.)

Il écrit aussi ?

 

(A.M-L.)

Pas du tout. Il n'a rien à voir avec la littérature dans sa pratique professionnelle, lui, mais il est derrière moi et il me soutient en même temps depuis le début et ça le passionne. Et même s’il n'est pas du tout dans la littérature, je dirais qu'il a le même intérêt que moi pour l'être humain, donc les blessures, les conflits, les bonheurs de mes personnages l'intéressent. Quand je commence à lui en parler, il me rappelle tous les ans « Tu es au courant que je vais te poser plein de questions parce que je ne vais pas me contenter de ce que tu me dis ». Des fois, il commence à me poser des questions, mais je dis « Je n’en sais rien encore, ils ne me l’ont pas dit ». Il me dit « Oui, mais moi je veux savoir ». Je lui dis « Attends, on en reparle dans trois jours ».

 

(L.M.)

Il peut faire émerger des choses aussi ?

 

(A.M-L.)

Il peut, comme il a finalement davantage de recul que moi, comme je tombe quand même très vite dans la tête de mon personnage principal, il peut me poser des questions auxquelles je n'avais pas encore pensé, me dire « Mais en fait, qu'est-ce qu'elle faisait là ? » « Tu me poses cette question, mais elle ne me l’a pas encore dit. » « Pose toi la question, ça peut être utile ou demande lui. ». Il y a cette espèce de jeu de questions/ réponses, il ne me donne jamais les réponses parce qu'il sait que j'ai un besoin, mais viscéral, de trouver moi-même les réponses ou que mon personnage me donne les réponses. Mais il sait où il doit appuyer. C'est l'intérêt de ce partage que je vis avec lui par rapport à mes personnages.

 

(L.M.)

Et depuis le premier roman ?

 

(A.M-L.)

Ah oui, depuis le premier roman.

 

(L.M.)

Cette complicité si naturelle et créative dans le couple d'Agnès me rappelle les personnages principaux de « La Datcha ». Macha, une femme d'origine russe, et son mari Jo, qui forment un couple fusionnel de 80 ans. Une image de la vie conjugale pas si courante dans les romans. Dans ce livre, Agnès Martin-Lugand nous emmène dans un hôtel tenu par ce couple au cœur du Luberon, un lieu unique et festif où débarque un peu par hasard la jeune Hermine, une SDF abandonnée par sa mère qui y trouve une nouvelle raison de vivre. Entrons dans l’arrière-salle de cet hôtel ou plutôt dans la fabrique de ce roman.

 

(A.M-L.)

En fait, c'est le contexte de l'hôtel qui est apparu il y a presque cinq ans. J'ai eu envie d'écrire un roman dans un hôtel. La dimension huis clos, la dimension finalement village dans la ville. Et donc à ce moment-là, quand j'ai pensé à ça, très vite, les personnages qui étaient apparus, ils ne trouvaient pas leur place dans un hôtel, leur place, elle était ailleurs. Je me suis dit « Non, ça ne sera pas un hôtel ». Le printemps 2020, pendant le premier confinement, j'étais incapable d'écrire, j'étais dans la sidération. J'avais même des amis qui me disaient « Mais attends, c'est génial. Du coup, tu n'as pas de promo, tu n'as pas de tournée, tu vas pouvoir prendre de l'avance sur l'écriture. Tu as déjà ton idée ? » Je disais « Mais non ! », il n'y avait pas de place à l'écriture à ce moment-là. Puis on a approché de la fin du premier confinement. Je sentais qu'il y avait quand même des choses qui commençaient un petit peu à bouillir à l'intérieur de moi. Et là, je me suis dit « Bon, alors attends, il est temps que tu réécrives » parce que je sentais que ça me manquait. On basculait dans une autre phase. L'hôtel est revenu. Je me suis dit « Mais ce n'est pas possible ! ça va faire cinq ans que tu penses à cet hôtel ». Il va peut-être falloir qu'il existe un jour ou l'autre cet hôtel. Je me suis dit « Oui, mais d'accord, mais il y a qui dans cet hôtel ? » Et là, comme ça se passe à peu près tous les ans, Hermine, le personnage principal, et Jo et Macha, qui sont aussi deux personnages plus que principaux, se sont imposés à moi. Ça, en gros, je vous dirais, on était en mai, juin. Très vite, la dimension russe et l'âme slave sont apparues, parce que j'entretiens un lien particulier avec la Russie, parce que j'ai eu la chance d'aller plusieurs fois en Russie pour faire la promotion de mes romans et j'ai rencontré mes lecteurs et mes lectrices russes, ma maison d'édition russe. J'ai vécu des expériences émotionnelles bouleversantes là-bas. Quand je suis allée en Russie, à chaque fois, ils m'ont dit « Mais est-ce qu'un jour vous allez écrire un roman qui se passe en Russie ? » et je considère que je ne connais pas encore assez leur pays pour écrire un roman qui se passe là-bas. Mais je me suis dit « Mais bien sûr, mais Macha doit être russe ! » Leur culture m'appelle, leur culture me parle pour Jo et Macha dans leur côté hors norme. Je me suis dit « Mais c'est ça en fait ! ». Et la générosité, la chaleur humaine et très vite, cette interrogation où je me suis dit « Mais donc cet hôtel, mais en fait, cet hôtel, c'est le principe même de ce roman après lequel je cours depuis des années. C'est l'attachement à un lieu, c'est le pouvoir d'un lieu, c'est comment ça peut être envahissant, comment un lieu peut nous construire, nous déconstruire, nous briser, nous réparer, nous guérir ». Et c'est toute cette espèce de mélange qui s'est opéré comme ça à la fin du printemps de l'année dernière. Et du coup, Hermine, qui sans dévoiler l'intégralité de ses valises, elle ne les a pas toutes ouvertes à ce moment-là. Une Hermine de 21 ans, brisée, en errance, et qui va essayer de se cicatriser, en fait, et qui va trouver cette espèce de refuge. Donc avec le temps, je peux dire aujourd'hui que moi-même, « La Datcha » a été mon refuge, parce que malgré toutes les larmes que j'ai pu verser en l'écrivant, quand j'étais au cœur de l'écriture, c'était à l'automne, quand il y a eu le deuxième confinement. Mais moi, quand j'écrivais, mais j'étais tellement heureuse, parce que j'étais dans un monde dont on était privé. On ne savait pas quand, ni même si, on allait pouvoir le retrouver. Mais à la Datcha, on serre les gens dans ses bras, on pleure dans les bras des uns, des autres, on danse, on mange, on partage. On a des contacts physiques et humains sans masque, sans gel hydroalcoolique. C'est la vie, en fait.

 

📖 (L.M.) lecture d'un extrait de "La Datcha" :


"La Datcha vibrait. La soirée se tiendrait uniquement dans la maison principale. Le restaurant était fermé. Les enfants, les miens, ceux de Charles et d'Amélie et tous les autres couraient dans le jardin. Le verger autour de la piscine, ils slalomaient entre les invités. Ils riaient, passant de l'extérieur à l'intérieur pour chiper des petits fours et des brochettes. Ils faisaient rire. Les braseros et les flambeaux étaient allumés. Les guirlandes guinguettes éclairaient la pergola. Les tsiganes, amis de toujours de Jo, jouaient leur musique mélancolique, entraînante et envoûtante. Tout en gardant un œil sur Macha, je passais de la salle à manger à la terrasse en faisant des détours par la réception. Je m'assurais que personne ne manque de rien. Je discutais avec le maximum de gens. Je voulais que personne ne se sente à l'écart. Ceux qui avaient travaillé à la Datcha, ne seraient ce qu'une journée pour dépanner, mettaient la main à la pâte pour le service. J'aperçus Samuel et Macha échanger à voix basse. Il eut un sourire en coin triste. Quelques minutes plus tard, il arrivait dans mon dos. « De la part de Macha. » Il fit passer un verre de vodka par-dessus mon épaule. Je refusais d'un mouvement de tête. Elle ne l'entendait pas de cette façon. De l'autre côté de la terrasse, son regard hypnotisant m'ordonna de boire. « Relâche la pression Hermine, s'il te plaît. » chuchota Samuel à mon oreille. Je fermai les yeux et avalai cul sec. Brûlures, décharges électriques. « Merci. » lui dis-je, en lui redonnant le verre. Puis je retournais à mes obligations qui n'en étaient pas, contrairement à ce que Samuel avait l'air de penser. Je le faisais parce que j'en avais envie et je devais reconnaître que me perdre dans cette agitation m'aidait à tenir. La vie de la Datcha me permettait d'affronter, de garder la tête haute, d'être fière, comme il me l'avait appris."


(A.M-L.)

Quand j'ai écrit cette scène de la grande fête de l'été à la Datcha, je peux dire que oui, je voyais Hermine danser avec Vassily et je sentais tout son trouble, tout ce qui se passait à l'intérieur d'elle. Mais moi-même, je me voyais danser avec tous les gens que j'aime autour de moi. Moi, j'y étais aussi invitée. Je voyais mes lecteurs avec moi, je voyais mon éditrice, tous les gens de la maison d'édition que j'aime. Je voyais tout le monde. Je me disais « Génial, on va faire une grande fête à la Datcha ! » il y avait cette espèce de bulle. On m'a fait remarquer que j'ai créé un confinement dans le confinement. Mais finalement, moi, j'étais libre à ce moment-là. Donc le refuge d'Hermine, finalement, le refuge que la Datcha a représenté pour Hermine, ça a été mon refuge à moi aussi. Et quand j'ai terminé de l'écrire et que je suis arrivée au moment où il fallait que j'appuie sur la touche « envoi » du mail pour l'envoyer à mon éditrice, je me suis dit « Mais mon Dieu, comment je fais maintenant que je ne suis plus à la Datcha ?, je ne peux pas partir de la Datcha !»

 

(L.M.)

Aux alentours de la page 106, de la Datcha, un coup de théâtre se produit. Hermine, le personnage principal du roman, révèle quelque chose sur son passé, dont je ne vous dirai rien, bien sûr, mais qui fait basculer l'intrigue d'une façon inattendue. En interrogeant Agnès sur l'écriture de cette scène, qu'elle surnomme « la scène de la petite fille », elle m'explique qu'avant de l'écrire, elle était désemparée face à son personnage, ne la comprenait plus très bien et n'imaginait pas une seconde ce qu'elle s'apprêtait à découvrir sur elle. Comment Agnès Martin-Lugand procède t’elle lorsqu'elle est face à un tel blocage ? Bouscule-t-elle un peu ses personnages ?

 

(A.M-L.)

À un moment, je l'ai bousculée. Je me dis « Non mais OK, t'as souffert, mais là maintenant, il va peut-être falloir que tu passes à table. Parce que moi, j'ai besoin de comprendre, Hermine. Il faut que tu m'ouvres quelques vannes. Il y a un moment, il faut que tu me dises ce qui s'est passé. Il faut que tu m'expliques ton enfance. Là, j'ai besoin d'avoir deux ou trois éléments parce que sinon, on va être bloquées toutes les deux. »

 

(L.M.)

Et là, elle ne vous répond pas tout de suite, j'imagine que ça prend un peu de temps.

 

(A.M-L.)

Ça prend quelques jours. Ça prend le temps d'une recherche de musique.

 

(L.M.)

La musique, on y vient. Chez cette romancière qui glisse toujours une playlist à la fin de ses livres, les morceaux ne font pas qu'accompagner l'écriture des scènes de la première à la dernière. Ils la déclenchent, ils forment la clé même du processus créatif.

 

(A.M-L.)

Chez moi, la musique, ça participe intégralement à ma créativité. C'est à dire que la musique me fait partir loin, très loin, donc peut me faire plonger dans l'histoire que je suis en train de raconter ou dans le passé de mes personnages ou dans ce qui va leur arriver. Grâce à la musique, il y a une immersion totale chez moi dans la fiction. C'est comme si tout s'ouvrait si j'ai le bon morceau. Si je me souviens bien, celle du chapitre de La petite fille, c'est un morceau qui s'appelle "By Night" de Sophie Hutchings. Je vous laisserai l'écouter. Je vous dirais que c'est comme toutes les scènes avec la musique tsigane. Pourtant, la musique tsigane, je reconnais humblement, avant, je ne la connaissais pas et je suis allée piocher. Et quand j'ai entendu une des versions de « Djelem Djelem » des Barcelona Gipsy, je me suis dit « Oui, je l'ai vu cette soirée à la Datcha avec Macha qui boit de la vodka et qui dit à Hermine « danse, Gomulka, danse » ». Je me suis dit « J'y étais ». C'était tellement évident que ça devait se passer comme ça, avec cette musique-là.

 

(L.M.)

"Écrire en musique", c'est le thème de la masterclasse qu'Agnès Martin-Lugand est venue présenter à l'école Les Mots en avril 2021, en compagnie de la journaliste et écrivaine Adeline Fleury. Elle y a raconté ce lien particulier qu'elle établit entre l'écriture et la musique, mais elle en a aussi profité pour saluer les vertus des ateliers d'écriture qui, dans son cas, ont joué un rôle au moment où elle se lançait dans son premier manuscrit, « Les gens heureux lisent et boivent du café ». Un rôle qu'elle résume par une formule claire et efficace.

 

(A.M-L.)

Faire une école comme ça, comme Les Mots, pour écrire, excusez-moi l'expression, mais ça met un coup de pied aux fesses pour s'y mettre. Et on a besoin de ça. Personnellement, à mon avis, si on croit qu'on s'assoit sous un arbre l'été quand il fait beau avec un carnet et un crayon, qu’on se dit « Je vais écrire. » Non. Il faut se pencher à un moment, il faut y aller. Et donc, finalement, se cadrer. C'est à dire que si tous les matins, quand je suis censée être en période d'écriture, je me dis « Non, mais je commencerai demain. » C'est tellement facile de se dire « Je commencerai demain. » alors que la démarche d'aller dans un atelier, et bien il faut y aller. On n'y va pas pour rien. On y vient pour écouter, on y vient pour apprendre, on y va pour se confronter aussi à ce désir d'écriture. Je pense que la confrontation permet aussi de savoir si on est fait pour ça. Moi, mon premier roman, c'était ça. Quand j'ai écrit « Les gens heureux lisent et boivent du café », ce n'était pas pour être publiée, ce n'était pas pour avoir des lecteurs. C'était déjà pour savoir si moi, j'étais capable de le faire. La question que je me suis posée c'est, « est ce que tu es capable de te confronter à ce rêve-là ? » Parce que c'est beau d'avoir un rêve, mais tant qu'on n'essaye pas, on ne risque pas d'échouer.

 

(L.M.)

Au-delà du coup de pied aux fesses, Agnès dit tout de même avoir appris les bases de l'écriture, qu'il fallait bien connaître, pour mieux s'en détacher.

 

(A.M-L.)

Pour moi, ce sont ces bases qui, derrière, nous permettent de nous connaître aussi. Qu'est-ce qu'on veut écrire ? Qu'est-ce qu'on veut raconter ? Est ce qu'on veut faire de l'autofiction ? Est ce qu'on veut faire de la fiction ? Est ce qu'on veut faire du récit ? Je pense que chaque auteur et chaque apprenti auteur doit aussi trouver sa propre méthode. J'en suis convaincue, par rapport à qui il est. Moi, je me suis énormément détachée de la première méthode que j'ai appliquée, quelque chose de très carré, de très organisé, de très planifié. Mais j'ai eu besoin d'en passer par là pour trouver. Moi, aujourd'hui, je vais m'apprêter à écrire mon dixième roman. Ça prend du temps.

 

(L.M.)

Au moment de se lancer dans l'écriture de son dixième roman, Agnès Martin-Lugand a-t-elle quelques leçons à partager ?

Au moins une, celle qu'elle tire de l'écriture de la Dacia.

 

(A.M-L.)

Je me suis autorisée pas mal de choses sur celui-là, donc ça m'a encore plus incitée à ne pas me censurer. Je me dis pour le prochain, je ne sais pas ce qu'il me réserve. Tous les jours, quand j'y pense, je me dis ne t’interdis rien. Essaye, tu verras, ça passe, ça casse. Je trouverai toujours le moyen de remettre ça sous une autre forme. Parce qu'il y a eu des passages dans La Datcha où je me suis dit « Tiens, je me suis éclatée à faire des chapitres à la troisième personne, je vais refaire la même. » Là, je me disais « Mais là, ça ne fonctionne pas. Non, ce personnage a besoin de dire les choses. Ok, ce n'est pas grave, tu refais. Et voilà, en fait. C'est vraiment, je dirais, essayer quand j'ai envie d'essayer quelque chose, vraiment de ne rien interdire.

 

(L.M.)

Pour apprendre à ne rien interdire et à plonger dans l'écriture comme dans un refuge où la fiction danse avec la réalité, surveillez les ateliers et masterclasses de l'école Les Mots, sur le site lesmots.co ou directement sur place au 4 rue Dante Paris.

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